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Soren Kierkegaard

Je vous propose quelques extraits savoureux du journal de Kierkegaard, qui n’a pas été traduit en français. Je les ai trouvés dans une revue littéraire d’avant guerre qui s’appelait: « Commerce », éditée par Paul Valéry, Léon-Paul Fargue et Valéry Larbaud. Cahier 12, été 1927. Titre de l’article: Søren Kierkegaard: Fragments d’un journal.

Malgré une angoisse existentielle, Kierkegaard était capable d’humour et savait avoir la dent dure 1) contre les professeurs de théologie, 2) contre les pasteurs, 3) contre les fidèles. bref contre tous les chrétiens! Bien entendu, il faut relativiser ces « charges » en les replaçant dans leur contexte, celui de l’Eglise (danoise ou autre) au milieur du XIXe siècle, mais cela pourrait nous aider à progresser nous-mêmes.

Søren Kierkegaard
Extraits de son journal

1848.

Qu’un oiseau puisse vivre, je le comprends : il ignore qu’il est en face de Dieu, et je comprends qu’on puisse être en face de Dieu quand on l’ignore. Mais savoir qu’on est en face de Dieu….et ensuite pouvoir vivre !

1849.

Dès que je prends le christianisme comme doctrine, et que pour l’exposer, je me sers de mon intelligence, de mon don de pénétration, de mon éloquence, de mon imagination, les gens trouvent cela fort bien ; on me considère comme un chrétien sérieux, on m’apprécie, etc.

Mais que je veuille exprimer dans le  plan même de l’existence ce que je prêche, intégrer le christianisme dans la réalité, on dirait que je fais exploser la vie, et aussitôt il y aura scandale.

Je prends comme exemple, la parabole du jeune homme riche. Si je prêche qu’à tout prendre, il n’est pas parfait, vu qu’il ne peut se résoudre à donner tout son pain aux pauvres, alors que le vrai chrétien y est toujours prêt – tout le monde est ému et m’apprécie. Mais si j’étais un jeune homme riche, et que je voulusse donner toute ma fortune aux pauvres, les gens en prendraient ombrage et y verraient une exagération ridicule….

1849.

Mais le fait est que les pasteurs ne vivent pas eux-mêmes de la foi. Aussi semblent-ils presque craindre que leur parole n’entraîne quelqu’un à les mettre sur-le-champ en pratique. Il en est des pasteurs comme de celui qui enseignait à nager sans quitter la terre ferme : il n’ose aborder l’épreuve, il serait fort  inquiet si l’un de ceux qui l’écoutent se mettait à prendre son enseignement au sérieux et se jetait à l’eau, car il ne saurait pas même venir à son secours, tant il serait bouleversé, rien que de voir quelqu’un se jeter à l’eau réellement.

Avec mille maîtres à nager de cette espèce, jugez si un peuple chrétien peut aller loin.

1850.

Prenons les mathématiques. Il est fort possible par exemple qu’un mathématicien illustre souffre le martyre pour sa science. Mais en quoi cela m’empêcherait-il d’être un jour professeur dans la partie qu’il a enseignée. Ce qui importe, c’est la leçon, la science telle qu’on l’enseigne ; la personnalité du maître n’est qu’accessoire.

Par contre, en matière d’éthique religieuse, et pour ce qui concerne le chrétien en particulier, il n’y a pas de doctrine où il soit dit que c’est la leçon seule qui compte, et le maître, non ; ici c’est l’imitation qui importe

Quelle absurdité alors, au lieu d’imiter le Christ et les Apôtres et de souffrir comme ils l’ont fait, de se faire professeur.Professeur de quoi ? Professe-t-on que le Christ fut crucifié et les apôtres flagellés ?

…..Il n’aurait plus manqué que cela : un professeur s’installant aussitôt, sur le Golgotha même, dans une chaire…de théologie.

Comme la théologie n’’était pas encore à ce moment là une science reconnue, y va de soi que pour pouvoir y professer quelque chose, il fallait parler de la crucifixion de Jésus. Professeur donc pour enseigner qu’un autre fut supplicié.

Il serait plaisant de suivre pas à pas notre professeur à travers  toute l’histoire chrétienne. Nous l’avons vu, pour le Christ, professeur en crucifixion. Viennent ensuite les Apôtres. Pierre et Jacques sont traduits devant le conseil et flagellés. – Voila aussitôt un nouveau paragraphe et notre professeur passe, le même jour, professeur en flagellation. Le Conseil interdit ensuite aux Apôtres de prêcher la doctrine du Christ. Mais eux que font-ils ? Loin de se laisser troubler, ils continuent leur œuvre, car, « on doit craindre Dieu plus que les hommes ». –Notre professeur lui non plus ne se laisse pas troubler, il occupe maintenant une chaire où il professe que Pierre et Jacques, bien qu’ils eussent été flagellés, n’en continuèrent pas moins à prêcher la vérité. – En effet, un professeur ne doit-il pas aimer le nouveau paragraphe plus que Dieu et la Vérité ? – Poursuivons l’histoire jusqu’au bout.

L’Apôtre fut crucifié, et notre professeur occupa une chaire pour enseigner que l’Apôtre fut crucifié. Enfin le professeur mourut d’une mort tranquille et paisible.

1854.

Imaginez-vous les oies ayant le don de la parole, et s’étant arrangées pour avoir aussi leur religion, et pour adorer Dieu.

Les voila qui se réunissent le dimanche, un jars faisant le prône.

Il y est question surtout de la haute destinée que le Créateur – à chaque fois que ce mot revient au cours du sermon, toutes les oies font la révérence, tandis que les jars s’inclinent – a réservée à l’oie : n’est-il pas vrai qu’à l’aide de ses ailes, il lui est permis de s’envoler vers des régions lointaines, vers des régions bienheureuses, où elle retrouverait sa vraie patrie, tandis qu’ici bas, elle n’est qu’étrangère ?

Cela se reproduit tous les dimanches. Le prône fini, l’assemblée se sépare, et chaque oie s’en retourne chez elle en se dandinant le long de la route. Le dimanche suivant, même histoire. On s’en va au culte, on s’en retourne – et voila tout. Les oies s’en portent fort bien et engraissent ; elles deviennent dodues et leur chair fort délicate. A la veille de la Saint Martin, on les mange. – Et voila tout.

Et voila tout. En effet, le dimanche le prédicateur plane dans les hauteurs, mais le lundi, les oies, causant entre elles, se racontent ce qui est arrivé à une de leurs compagnes, qui a prétendu se servir des ailes que le Créateur lui a données pour s’élever aux hautes destinées qu’il lui a réservées : – par quelles horreurs n’a-t-elle pas passé, et patati et patata.

Les oies en savent long sur ce chapitre. – mais il va de soi qu’elles se gardent bien de commettre l’inconvenance d’aborder le sujet, un dimanche. Ce serait, disent-elles, faire ressortir trop clairement l’ironie qu’est pour Dieu et pour nous-mêmes le culte dominical.

Parmi les oies il s’en trouve aussi quelques- unes qui ont un air souffreteux et qui maigrissent à vue d’œil. On voit bien, dit-on en les regardant, à quoi cela même de penser à voler pour de bon ! En effet, c’est parce qu’elles ne cessent de ruminer cette intention, qu’elles se portent mal. Elles ne sont pas comme nous touchées par la grâce de Dieu, car c’est par la grâce de Dieu que nous sommes devenues grasses et dodues, et notre chair si délicate.

Le dimanche d’après, elles s’en retournent au service divin, et le vieux jars refait son sermon sur les hautes destinées que le Créateur (ici, une fois de plus les oies font leur révérence, tandis que les jars s’inclinent) à réservées aux oies et à leurs ailes.

Il n’en n’est pas autrement dans la Chrétienté, du culte divin. L’homme a aussi des ailes, il a l’imagination…

Et si d’aventure quelqu’un lit ces lignes, il dira : « C’est bien beau ! » – Et ce sera tout. Il s’en retournera ensuite chez les siens, se dandinant, et vous le verrez devenir gras et dodu, et d’une chair délicate ou du moins, il fera tout ce qu’il pourra pour cela. – Et le dimanche d’après, le pasteur bavardera et lui, il l’écoutera, – tout comme font les oies.

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3 Réponses à “Søren Kierkegaard a la dent dure (mais juste ?)”

  1. Vraiment très drôle ! Vraiment merci Mr François Lerch pour
    ce bon moment en bonne compagnie ! En effet Soren Kierkegaard
    est bien plus drôle qu’il n’ y parait ! Cela me donne bien envi
    de commencer à le lire .

    Amicalement,
    Mr Dominique Giraudet

  2. Philippe Moga dit :

    Très bon choix de textes de Kierkegaard! Mais où donc avez -vous consulté la revue en question? Impossible de la trouver sur le net, malgré tout j’aimerai bien y mettre la main dessus car je crois que c’est dans cette revue que l’on trouve les premiers extraits du Journal de Kierkegaard traduits en français!
    Très cordialement

    Philippe Moga

  3. Il y a le risque effectivement qu’une revue publiée en 1927 et qui n’existe plus soit encore absente du net. Mais ça viendra sans doute, au rythme ou vont les choses…

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